Emily APTER • Docteurs honoris causa facultaires 2023

Sur proposition de la Faculté de Philosophie et Lettres



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Emily Apter est professeure de littérature comparée et française à New-York University.

Les très nombreux articles d'Emily Apter croisent divers champs des savoirs (traductologie, littérature comparée, cultural studies, études postcoloniales, sociologie, anthropologie, psychanalyse ou encore philosophie politique) pour poser un regard éminemment érudit sur le monde, sur l’histoire des idées, sur l’historiographie des théories ou encore sur les transferts de savoirs (ou les résistances à ceux-ci).

Ses trois premiers livres puisent dans les théories poststructuralistes, queer, féministes, postcoloniales et culturelles. En effet, dès 1987, elle aborde l’écriture d’André Gide sous le prisme de l’identité textuelle/(homo)sexuelle, convoquant Barthes, De Man ou encore Spivak et Derrida. Son deuxième livre se concentre sur l’interprétation du fétichisme féminin dans la culture française de la fin du 19e siècle à travers une lecture de textes de Maupassant, Zola, Flaubert, Gide, Mirbeau ou des frères Goncourt (livre qui sera suivi de la direction scientifique de l’ouvrage Fetishism as Cultural Discourse en 1993). Son troisième livre, Continental Drift. From National Characters to Virtual Subjects (1999) déploie le style « apterien » tel qu’il ne cessera de s’affirmer par la suite : une analyse savante et transdisciplinaire enchevêtrant théories postcoloniales (projetées dans un « continental drift » reliant Europe et Amérique), philosophie politique (questionnement incessant sur les notions de national character, de multinational nationalism et d’érosion de l’Etat-nation dans un espace mondialisé), critique artistique (cinéma, photographie, musique) ou encore littéraire (de Flaubert et Camus à l’afrofuturisme et au cyberpunk). Commence à poindre la métaphore de la traduction comme paradigme de déplacement du regard et comme nomadologie deleuzienne pour échapper à toute cristallisation identitaire.

En 2001, elle assure la direction scientifique de l’ouvrage collectif Translation in a Global Market et, à partir de 2006, sa production critique devient à proprement parler traductologique. Elle publie l’ouvrage qui va la rendre célèbre, The Translation Zone. A New Comparative Literature, traduit en français sous le titre Zones de traduction. Pour une nouvelle littérature comparée et publié chez Fayard en 2015.

Pour elle, une « zone » est une réalité dynamique, « un ensemble de voisinages textuels qui ne se laissent pas fondre dans un marché global ni isoler selon des logiques culturelles protectionnistes » : la zone comme « topographie intellectuelle d’engagement critique qui connecte le L et le N de translation et transnation ».

Ces zones de contact entre « traduction et transnation », elle les envisage sous un angle politique également, quand elle se réfère à la « zone d’Istanbul » sous Ataturk, zone de refuge pour nombre d’intellectuels européens dans les années 30, dont Leo Spitzer et Erich Auerbach, à la politique américaine post-11 septembre (zone de conflit), à l’extinction des langues amérindiennes au contact de l’anglais (zone d’exclusion), ou, de façon positive, quand elle évoque le créole chez Maryse Condé (zones de contact), la langue de Kourouma, de Jackie Kay ou d’Irvine Welsh (zones de tension idéologiques et philologiques). Elle consacre aussi un chapitre aux zones d’intraduisibilité, concept qui renvoie tant à la politique de non-traduction sur le marché éditorial mondialisé (ou d’hypertraduction dans d’autres zones comme la France) qu’à la résistance ontologique à la traduction, l’existence supposée d’une zone de langage singulier, par conséquent intraduisible.

Elle creusera cette notion d’intraduisibilité dans son ouvrage suivant, paru en 2013, Against World Literature. On the Politics of Untranslatability. L’intraduisibilité devient ce qui résiste à l’homogénéisation culturelle, ici américaine, soutenue par un marché éditorial essentiellement ethnocentriste où l’altérité est envisagée sous le prisme de « l’équivalence culturelle ». Elle y dénonce une approche managériale institutionnalisée de la littérature comparée qui réaffirme la domination eurocentriste par l’obsession de la catégorisation (par période ou par genre). Elle propose donc, dans le sillage de Barbara Cassin, une compréhension de l’intraduisible, de la non-traduction, de l’échec à traduire, de l’incomparabilité comme nouveau paradigme d’une « littérature mondiale ».

Cet ouvrage est manifestement influencé par Barbara Cassin et son Dictionnaire des Intraduisibles. Vocabulaire européen de la philosophie, dont Emily Apter a assuré la direction scientifique pour son transfert en anglais, et qui a été publié dans la collection Translation/Transnation qu’elle dirige au sein de Princeton University Press (Ed. Emily Apter, Jacques Lezra and Michael Wood, Dictionary of Untranslatables : A Philosophical Lexicon. Princeton University Press, 2014).

Elle poursuit sa réflexion politico-philosophique sur l’articulation entre langue et politique dans son dernier livre en date, paru en 2017 : Unexceptional Politics. On Obstruction, Impasse and the Impolitic, qu’elle présente comme une « microphénoménologie de la vie politique », une lecture de la politique américaine et européenne à travers une redéfinition lexicale, une « translation » langagière qui permet de déplacer le curseur discursif pour canaliser ce qu’Apter identifie comme sa « colère » : « I have channeled my critical ire (and profound political frustrations and fears) into compiling a lexicon whose terms, directly or indirectly, flow out of the conditions of political obstruction, impasse, and impolitic actions and speech » (p. 9).

Elle revient à la traduction comme grille d’interprétation dans son dernier livre sous presse, What is Just Translation ?, articulé autour du concept d’equaliberty qu’elle emprunte à Etienne Balibar, dont la philosophie politique irrigue abondamment son oeuvre critique. Elle se penche notamment sur la politique migratoire en Europe et aux Etats-Unis, sur les récits qui lui résistent ou la constituent. Elle délimite et explore donc de nouvelles zones de transit, d’exclusion et de détention.

La portée de la réflexion à multiples facettes creusée par Emily Apter est impressionnante par son érudition et par sa faculté à articuler divers champs de connaissances de façon tant foisonnante qu’éclairante. Elle trace ainsi une voie intellectuelle transdisciplinaire profondément originale et ambitieuse en traductologie.

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